Chapitre 42
— Si ce n’est pas Kaderin qui m’a envoyé chercher, je refuse d’y aller, déclara Sébastian, à l’entrée de la propriété.
La foudre se déchaînait en permanence autour de Val-Hall. Brouillard et fumée se mêlaient dans le parc. Le vieux manoir imposant avait quelque chose de sépulcral.
— Tu n’as pas envie de savoir pourquoi ta présence est requise ? s’étonna Nikolaï. Myst elle-même se demande de quoi il retourne.
— Il me suffit de savoir que ce n’est pas Kaderin qui veut me voir.
Sébastian lança un regard menaçant aux spectres qui montaient la garde autour de la demeure. Nikolaï, compatissant, lui donna une claque dans le dos.
— Ils ne te feront aucun mal, à moins que tu ne cherches à t’introduire ici sans en avoir la permission ou sans les payer.
— Je ne m’inquiète pas pour ça. (Devant le regard interrogateur de son frère, Sébastian haussa les épaules.) Après ce que j’ai vu pendant la Quête…
— C’est vrai, oui. Les pliages de Nïx. Il faut que je lui en parle.
— Je viens de me rendre compte de quelque chose. Si Kaderin se sent chez elle ici, la propriété que j’ai achetée ne lui plaira pas.
— Tu as donné carte blanche à Myst pour la choisir… C’était risqué mais, à mon avis, ta fiancée appréciera.
— Kaderin m’a demandé du temps. (Elle avait beau lui manquer terriblement, il était toujours disposé à attendre. Il comptait passer l’éternité avec elle, alors qu’était-ce que deux semaines ?) Je n’ai pas à m’imposer.
Au moment où il allait glisser, Nikolaï le prit par le bras.
— Tu vas supporter ça longtemps ?
— Jusqu’à ce qu’elle m’appelle.
— Je ne crois pas que tu fasses avancer ta cause en rejetant une invitation de la maisonnée. Ces dames en lancent… euh, disons… rarement.
Nikolaï leva la boucle rousse que lui avait confiée Myst. Un spectre plongea pour s’en emparer. La voie était libre.
Sébastian suivit son frère à contrecœur. Sitôt la porte de la demeure franchie, la voix de Kaderin leur parvint d’une pièce voisine :
— Bon, cette lance est une arme d’une puissance apocalyptique. Il faut s’en servir avec prudence. Si tu en abuses, notre peuple court à la catastrophe…
— Fais voir, demanda Dasha.
— Non ! Le bouton rouge de droite, s’exclama Kaderin. L’autre, Dasha.
Des jeux vidéo. Sébastian ne put retenir un sourire, malgré la tristesse qui l’envahissait. Elle lui manquait tellement… Il comprenait enfin pourquoi il avait en permanence la poitrine comprimée par un étau.
Lorsqu’il s’avança jusqu’au seuil de la pièce, Nikolaï lui donna sur l’épaule une claque d’encouragement qui aurait précipité à terre un homme moins robuste, puis disparut.
Kaderin lui tournait le dos, tranquillement assise, mais elle se raidit soudain.
— Bastian ? murmura-t-elle.
Un éclair s’abattit juste à côté du manoir.
Un pas décidé, qu’elle reconnut immédiatement, résonna dans le vestibule. Il vient me chercher.
L’esprit de Kaderin se vida. L’aspiration douloureuse qui la taraudait depuis des semaines se transforma en exaltation, l’exaltation en fièvre anticipatrice.
Elle attendait le moment propice pour annoncer à ses sœurs qu’elle voulait passer avec Sébastian le reste de sa vie. Ce moment était venu.
Si elle ne le touchait pas à l’instant, elle allait devenir folle.
Elle se remit maladroitement sur ses pieds. Dasha et Rika arboraient une expression bizarre, sans doute parce que ses sentiments se lisaient clairement sur son visage, mais là, maintenant, elle s’en fichait. Elle fit volte-face pour se précipiter vers lui. Bastian ! Posté sur le seuil, si grand, si fier.
Quand il la vit, ses lèvres s’entrouvrirent, tandis qu’il se posait distraitement la main sur la poitrine.
Puis, comme elle ne faisait pas mine de ralentir, il ouvrit les bras. Elle savait ce que ça signifiait, mais n’hésita pas une seconde à se jeter à son cou, lui sautant littéralement dessus. S’il n’avait pas été aussi fort, ils auraient perdu l’équilibre.
Les Valkyries qui avaient dévalé l’escalier, alarmées par la violence de l’éclair précédent, assistèrent à la scène. Il y eut des exclamations de stupeur.
— Elle s’est jetée dans ses bras, chuchota quelqu’un. Je l’ai vu.
— Tu m’as manqué, tu sais ! murmura Kaderin.
— Seigneur, tu m’as manqué aussi, répondit-il en la serrant contre lui.
Lorsqu’il se raidit, elle s’aperçut que ses sœurs s’étaient approchées dans son dos. Il la lâcha à contrecœur – ça se voyait –, mais, une fois sur ses pieds, elle se contenta de se retourner, collée à lui.
La confrontation semblait inévitable, quand Rika prit la parole.
— Nous avons quelque chose à te dire, Kaderie…
Elle fit la grimace.
— Je veux dire, Kaderin.
— Quoi donc ? s’enquit Kaderin en attirant autour de sa taille le bras de Sébastian… qui se resserra aussitôt autour d’elle.
— C’est nous qui l’avons invité, intervint Dasha.
— Et nous constatons de nos yeux que c’était une sage décision, acheva Rika.
— Comment ça ? balbutia leur sœur d’une voix tremblante.
— Tu as passé des siècles à te reprocher notre mort et à être malheureuse, expliqua Dasha. Ça suffit. Il est temps que tu connaisses enfin le bonheur.
— Nul ne le mérite plus que toi, ajouta la timide Rika, qui s’approcha encore avant de continuer, pour Sébastian : nous détestons le vampire d’antan, qui nous a fait tant de mal à toutes les trois. (Elle fronça les sourcils.) Mais tu n’es pas ce vampire. Si tu aimes Kad…
— Je l’aime, coupa-t-il aussitôt.
Sa compagne lui serra le bras.
— Alors, mariez-vous, avec notre bénédiction, marmonna Dasha.
— Vous… vous êtes sérieuses ? balbutia Kaderin, le souffle coupé.
— Tu as besoin de lui. Tu aurais fini par le rejoindre, avec ou sans notre accord. Nous comprenons.
Kaderin pivota pour le regarder en se mordant la lèvre.
— C’est vrai.
— C’est vrai ? répéta-t-il d’une voix rauque. Tu m’aurais rejoint ?
— Bien sûr. (Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.) Merci. Je… je ne sais pas quoi dire.
— Allez-vous-en, lança Dasha d’un ton maussade. Nous avons pris notre décision, oui, mais nous n’avons aucune envie de vous voir dans les affres de l’amour, de la morsure où les dieux savent quoi encore. Rika et moi, nous avons des batailles vidéo à gagner et une leçon de conduite à prendre avec Nïx et Regina, dès qu’elles auront rapporté du chewing-gum de l’épicerie.
Comme Rika acquiesçait, souriante, Kaderin se hissa sur la pointe des pieds et murmura à l’oreille de Sébastian :
— Emmène-moi quelque part où je puisse t’embrasser.
Il glissa, frissonnant.
— Où sommes-nous ? demanda-t-elle, car elle se refusait à le quitter des yeux, même pour examiner ce qui l’entourait.
— Chez nous. Dans notre nouvelle maison. (Il guettait ses réactions avec anxiété. Pourvu que la propriété lui plaise…) Pas très loin de Val-Hall.
Puis il lui effleura l’oreille d’un baiser, le souffle court, brûlant de désir.
Elle savait déjà qu’elle aimerait leur foyer : du moment qu’il y était, lui, rien d’autre n’avait d’importance.
— Oh, Bastian, soupira-t-elle.
Ses paupières battirent puis se fermèrent, tandis qu’elle passait les doigts dans l’épaisse chevelure noire.
— C’est la plus belle maison que j’aie jamais vue. Évidemment.
Après avoir fait l’amour dans le salon, la salle à manger, l’escalier, sur un banc du palier, ils atteignirent enfin la chambre. Ils venaient de se blottir entre les luxueux draps damassés quand le téléphone sonna, à l’autre bout de la pièce. Sébastian se raidit, tandis que Kaderin fronçait les sourcils. Qui pouvait bien s’être procuré leur numéro en si peu de temps ?
Elle fit l’effort d’aller décrocher, en tenue d’Eve, et en fut récompensée par le grondement bas de son compagnon.
— C’est toi, Kaderin ? lança aussitôt la voix paniquée d’Emma. Myst m’avait bien dit que tu serais là. Je voudrais savoir si vous avez vu Bowen, Sébastian et toi…
— Depuis quand, ma puce ?
— Depuis qu’il est parti pour un certain antre du Serpent de feu, pendant la Quête.
Oh, merde ! Kaderin se rapprocha discrètement du lit.
— Au fait, Bastian, après votre… discussion, à Bowen et toi, qu’est-ce qui s’est passé au juste ?
Elle se rappelait mal ce que lui avait raconté son compagnon, car le sacrifice qu’il avait consenti pour l’aider à retrouver sa famille éclipsait tout le reste. Et puis, elle n’aimait pas penser à sa propre mort dans la lave bouillonnante. En ce qui la concernait, elle aurait préféré un scénario plus riant.
— Le Lycae m’a promis de manière très convaincante de nous tuer tous les deux, après nous avoir pourchassés jusqu’au bout du monde. Et de « bouffer mon cœur de monstre ».
Sébastian haussa les épaules.
— Je l’ai laissé dans la caverne de l’épée… en me disant qu’il devait bien y avoir une sortie par là au fond.
Kaderin hésita, avant d’annoncer à sa correspondante :
— Il se peut qu’il soit toujours prisonnier… dans une grotte donnant sur un puits de lave occupé par un Serpent de feu.
— Quoi ? s’écria Emma. Depuis deux semaines ? Vous voulez bien aller le chercher, s’il te plaît ? C’est le cousin et le meilleur ami de mon mari, je vous signale !
— Tu nous prêtes ton pistolet anesthésiant, ou on prend le nôtre ? Il va être fou furieux d’avoir perdu sa promise… pour la seconde fois.
— Je sais, mais je crains qu’il… qu’il ne saisisse l’occasion pour… tu comprends.
— Bon, bon. (Kaderin se tourna vers son amant.) On peut aller le chercher cette nuit ? La petite a peur qu’il pique une tête, après un coup pareil.
— Ce serait dommage, ironisa Sébastian.
Emma poussa à ces mots un hurlement qui lui fit ajouter, à regret :
— Mais non, ça ne risque pas. Il a trop besoin de me tuer avant. Faites-moi confiance, je sais de quoi je parle. (Il poussa un grand soupir.) On va y aller, d’accord.
Attrapant Kaderin par la taille, il l’attira de nouveau sous les draps, contre lui, et précisa :
— Tout à l’heure.
— Tout à l’heure, s’empressa-t-elle d’acquiescer, avant d’ajouter, pour sa nièce : on s’en occupe au crépuscule. À condition qu’il soit toujours là-bas. Je te donnerai des nouvelles.
Elle raccrocha, posa distraitement le téléphone sur la table de nuit, mais se raidit quand sa main frôla un papier.
— Qu’est-ce que c’est ? s’enquit Sébastian.
— Une lettre…
La feuille, pliée en trois, portait un sceau de cire rouge orné d’un R tarabiscoté.
— Riora, tu crois ?
Il la regarda déplier le message.
— Tu tiens vraiment à le lire ?
Pour toute réponse, elle haussa légèrement les épaules.
Il est parfaitement impossible que vous viviez ensemble dans l’extase.
Il n’est pas possible non plus que vos deux familles soient sauvées. À bientôt, à la prochaine Quête.
Riora, déesse des hymnes footballistiques
Une clé tomba en tintant du pli inférieur de la feuille. Le pouls de Sébastian s’accéléra, Kaderin l’entendit parfaitement.
Une autre possibilité de changer le passé. Pour lui.
— Tu crois… (Il baissa la voix.)… tu crois qu’elle fonctionne ?
— Oui, je pense, acquiesça sa compagne en se tournant vers lui. Tu as littéralement fasciné Riora. C’est normal qu’elle veuille te faire un cadeau.
Il déglutit.
— Pas question d’agir à la légère. Je vais en parler à Nikolaï, à Murdoch… et à Conrad, j’espère. On décidera ensemble quand et comment procéder, et on préparera tout à la perfection.
Comme elle posait maladroitement lettre et clé sur la table de nuit, il ajouta :
— Ça ne te gênerait pas ? Que ma famille soit là, je veux dire.
— Ça t’a gêné que la mienne soit là ? Je te soutiendrai quoi que tu fasses, évidemment ! Et je suis prête à parier que tes sœurs seront plus faciles à vivre que Dasha et Rika. Ça m’étonnerait qu’elles massacrent tous les grille-pain des environs.
Les lèvres de Sébastian frémirent.
— C’est tellement inouï que j’ai du mal à y croire.
— Attends de les voir en action. C’est un sacré choc, la première fois.
Il caressa délicatement la joue de Kaderin.
— Mes sœurs t’adoreraient.
Elle lui rendit son sourire.
— Elles m’adoreront. Et vice versa. Mais tu devrais m’épouser d’abord. Histoire qu’on forme un couple respectable.
Lorsqu’il l’attira sous lui et se logea entre ses cuisses ouvertes, elle plongea le regard dans les yeux gris qui lui rappelaient tellement les violents orages d’été.
— Je t’aime, Bastian.
— Jamais je ne me lasserai de l’entendre. (Il lui titilla l’oreille avec le bout du nez.) Un jour, peut-être, tu m’aimeras autant que je t’aime.
Les sourcils froncés, Kaderin le poussa par les épaules pour l’écarter d’elle et le regarder en face.
— Il se trouve que je t’adore, vampire.
Elle lui noua les mains autour du cou, les doigts plongés dans ses cheveux.
— En fait, il me semble évident que je t’aime plus que tu ne m’aimes.
Il lui adressa ce demi-sourire merveilleux qui lui serrait le cœur puis plongea lentement en elle.
— Tu sais quoi, Valkyrie ? demanda-t-il en se penchant pour aspirer son petit halètement. C’est comme tu veux !
Fin du tome 2